Et s’il fallait penser autrement les migrations ? S’il fallait les autoriser, pour mieux les réguler ?
« Les frontières n’ont jamais été aussi fermées, et pourtant il n’y a jamais eu autant de migrants », observe le politologue François Gemenne.
« L’ouverture ou la fermeture des frontières ne crée ni n’empêche les flux. Une frontière fermée n’arrête pas un migrant qui a payé 5 000 dollars et est prêt à risquer sa vie. A Ceuta et Melilla, une même personne peut tenter cinq, dix, cent fois le passage. L’interdiction n’empêche rien, mais accroît la prise de risque. »
Pourquoi l’ouverture des frontières ne provoquera pas « l’appel d’air » supposé
La proposition en elle-même peut choquer : face à un afflux massif de populations immigrées, qu’on ne parvient à endiguer ni contrôler, pourquoi choisir d’ouvrir les frontières ? Loin d’être aberrante ou paradoxale, cette position part d’une évidence factuelle, quoique pas toujours évidente. En opposition à l’image du robinet qu’il suffirait de tourner dans un sens ou dans l’autre, l’ouverture ou la fermeture des frontières ne détermine pas les flux migratoires. C’est un grand fantasme politique que d’imaginer qu’en ouvrant ou fermant une frontière, on rend possible le contrôle et la maîtrise des flux migratoires.
On distingue en effet, pour l’immigration, deux types de facteurs : les facteurs push, qui poussent au départ, et ceux dits pull, qui attirent les migrants vers tel territoire. Pour exemple, l’émigration massive des Européens à destination des Etats-Unis au cours du XIXe siècle a été le résultat d’une combinaison de facteurs push (famine en Irlande, poussée démographique en Europe de l’Est) et pull (pays neuf, terres vierges à mettre en valeur, « ruée vers l’or », …).
Or les flux à l’œuvre aujourd’hui sont déterminés par des facteurs structurels, c’est-à-dire des crises qui poussent les populations à l’exil. Les migrants qui se bousculent aux portes de l’Europe aujourd’hui connaissent la situation économique ainsi que les difficultés du continent et de ses Etats-membres. Ils sont aussi au fait de la dangerosité de la route de l’exil et de la traversée. S’ils entreprennent le voyage malgré tout, c’est qu’ils y sont poussés par la famine, la guerre, les persécutions et la violence. Comme le souligne Cécile Allegra au sujet des Erythréens, beaucoup partent parce qu’« ils n’ont plus rien à perdre : ils ont déjà vu la mort en face ». Ce n’est donc pas une frontière déclarée ouverte ou fermée, ni la construction de murs aux portes de l’Europe, ni le nombre de morts croissants en Méditerranée qui les dissuadera de partir : cela aura pour seul effet de renforcer la dangerosité du voyage, et son coût humain.
Ce dernier est en effet extrêmement élevé : les drames que l’on connaît en Méditerranée sont précisement le résultat des politiques européennes de fermeture des frontières. Depuis la Seconde Guerre Mondiale, il n’y a jamais eu dans le monde autant de déplacés et de réfugiés ; pourtant, les frontières n’ont jamais été aussi fermées. Fermer les frontières n’empêche pas la migration ni ne la régule, mais la rend simplement plus dangereuse.
A chaque fois qu’un point de passage a été fermé (détroit de Gibraltar, îles Canaries, Lampedusa), les flux migratoires ont dévié vers d’autres routes, plus périlleuses et plus longues. Avec le déploiement financier, technique, juridique et géopolitique que nécessite la mise en œuvre des dispositifs de contrôle, le trajet vers l’Europe est devenu plus cher et plus meurtrier. Au total, plus de 26.000 personnes sont mortes depuis le début des années 2000 en tentant d’entrer illégalement dans l’Union européenne : cela n’a pourtant pas empêché plus d’un million de personnes de chercher à rejoindre l’Europe au cours de l’année 2015.
« Si les gens veulent partir, ils partiront ; l’idée qu’on puisse empêcher ou résister à la migration relève du fantasme », souligne François Gemenne. L’idée déplait, parce qu’elle oblige à reconnaître l’incapacité du politique à juguler et résoudre une situation jugée problématique. Dans une planète globalisée, marquée par la libre circulation des marchandises, des capitaux et des informations, la libre circulation des hommes n’est qu’une conséquence logique du fonctionnement de nos sociétés. Au lieu de chercher à tout prix (et en vain) à les empêcher, il faut au contraire accepter le fait que ces migrations sont désormais une réalité structurelle du monde contemporain et essayer de les organiser au mieux, pour les populations comme pour les pays de départ et d’accueil.
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Ouvrir les frontières… et après ?
Prôner une fermeture totale des frontières est un discours non seulement mensonger mais intenable, car aussi absurde politiquement qu’illusoire économiquement. Pour autant, cette ouverture des frontières n’est envisageable qu’à condition d’une régulation efficace et structurée.
Tout pays doit connaître le nombre de personnes présentes sur son territoire, ne serait-ce que pour adapter son système administratif aux besoins de ses populations (en termes de conditions de logement, d’accès au travail, à l’éducation, …) ; il est donc absolument indispensable pour les Etats de savoir qui entre sur leur territoire. Soyons clairs : l’ouverture des frontières n’est pas la suppression des frontières ; ce n’est pas parce qu’on ouvre les frontières que l’on supprime les contrôles, au contraire. Les frontières, condition première de la souveraineté d’un Etat, doivent être conservées et les pays se trouver en mesure de savoir qui entre et sort de leur territoire, ne serait-ce que pour des questions évidentes de sécurité.
Face à cette nouvelle réalité structurelle, donc, quelles réponses (tangibles et réalistes) proposer ?
En premier lieu, développer des visas de circulation : l’un des facteurs de cette « crise des migrants » tient au fait qu’une fois entrés dans un pays, ces derniers ne peuvent ni n’osent le quitter par crainte de ne pas avoir le droit ensuite d’y revenir (en cas de regain d’instabilité dans leur région d’origine, par exemple).
C’est pourquoi une modification de la législation actuelle est nécessaire, afin de renforcer la circulation migratoire et éviter d’imposer une migration résidentielle définitive, qui cause des problèmes aussi bien aux pays d’origine que de destination (dans la seule ville de Manchester, par exemple, on trouve plus de médecins originaires du Malawi qu’au Malawi lui-même). L’ouverture des frontières doit aller de pair avec la mise en place de systèmes permettant aux populations de circuler à leur guise, c’est-à-dire d’aller et venir, le tout sous contrôles permanents. C’est ce que montre les études et projections réalisées par les divers centres d’études et de recherches (CERI, Migrinter) : un tel système, a priori difficile à imaginer, provoquerait pourtant une diminution du nombre de migrants en Europe.
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Et sur un plan économique ?
En plus d’être inefficaces, les politiques de fermeture des frontières induisent toute une série d’effets secondaires économiques négatifs pour les Etats, à cause notamment de la clandestinité qu’elles encouragent. Par ailleurs, le fait que les pays européens délivrent leurs visas au compte-gouttes fait le jeu des passeurs et des réseaux d’emploi « au noir » de main-d’œuvre étrangère.
Prenons l’exemple inverse de l’espace Schengen : en instaurant la libre circulation des hommes (et des travailleurs) entre les 27 pays membres, la France ou l’Allemagne se sont-elles trouvées submergées par un afflux massif de Polonais ou de Roumains ? Il y a eu des phases de phénomène migratoire, en effet, mais la possibilité d’aller et venir librement a permis une régulation de ces flux et la mise en place d’un progressif équilibre.
Autre exemple, celui des pays d’Asie du Sud-Est. La circulation facilitée entre les pays membres de l’ASEAN (Thaïlande, Myanmar-Birmanie, Malaisie, Viêt-Nam, Laos, Cambodge) permet le développement de migrations de travail temporaires : des populations pauvres (souvent des jeunes femmes ou jeunes hommes célibataires) sont envoyées par leur famille dans les régions dynamiques sur le plan économique, afin d’y travailler cinq à sept ans en moyenne. Passée cette période, vécue par les principaux intéressés comme un temps d’arrachement et d’accomplissement du devoir familial, ces migrants sont les premiers désireux de retourner auprès des leurs et de retrouver le pays, la langue et la culture qu’ils connaissent. Cette libre-circulation des personnes, instaurée à l’échelle régionale, a donc un effet bénéfique sur le plan économique pour les pays d’accueil comme de départ.
Et dans une Europe marquée par les difficultés économiques ? Les travaux des économistes le montrent : dans des Etats à la croissance en berne, l’arrivée de populations jeunes, formées ou non, a des effets économiques positifs sur le moyen et long terme. Rappelons qu’en France, en dépit des taux actuels du chômage (10% de la population), plus de 300.000 emplois ne sont pas pourvus et participent à l’entretien des difficultés économiques. Sont certes concernés des métiers aux conditions difficiles et à la pénibilité élevée, mais aussi les industries mécaniques et de travail des métaux, l’électricité électronique (dessinateurs), les industries graphiques (ouvriers qualifiés de l’impression), de la maintenance, de la santé (aides-soignantes, infirmiers), de l’informatique (développeurs et chefs de projet), ou encore les aides à domicile, l’hôtellerie-restauration, les « métiers de bouche » (boucher, charcutier) ou les conducteurs d’engins. Un panel auquel répond précisément la diversité de profil des migrants arrivant aujourd’hui en Europe, parmi lesquels on trouve à la fois des travailleurs peu qualifiés, des artisans, des cadres, des médecins. L’autre élément important serait donc de faciliter la reconnaissance et l’obtention d’équivalences en termes de formation et de diplômes, pour permettre à ces migrants de redynamiser le marché de l’emploi en leur donnant la possibilité de s’y intégrer – sans qu’ils ne viennent pour autant « voler les emplois » des nationaux.
Reste que l’un des points d’achoppement de cette ouverture des frontières se joue sur le plan social et culturel : quid de l’intégration de ces populations immigrées, présentée si souvent comme problématique (cf les faits qui se sont produits à Cologne la nuit du Nouvel An) ? On rappellera d’abord que la France, en dépit de ses racines gréco-latines et de sa tradition judéo-chrétienne, est aussi un pays marqué par une longue et ancienne tradition d’immigration (voir, à ce sujet, l’exposition « Frontières » au Musée de l’Immigration). A ceux qui affirment que la vague de migration actuelle n’a rien à voir avec les précédentes, parce qu’elle drainerait des populations « trop différentes pour être assimilables », on opposera le propos de l’écrivain italien Erri de Luca : « Prenez donc l’exemple des États-Unis, à majorité hispanique. Sont-ils foutus, moins américains, plus faibles, le dollar est-il moins fort qu’avant ? Au contraire, ils sont plus forts. Ils ont surmonté la crise. La légalisation de millions d’immigrés irréguliers par Obama leur a donné plus d’élan. […] nous aurons une classe dirigeante descendant de ceux-là même qui ont débarqué à Lampedusa ».
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Pour aller plus loin :
- « On n’arrêtera pas les migrants » : http://www.alterecoplus.fr/infographies/on-narretera-pas-les-migrants-201509041037-00002024.html
- « Pourquoi les migrations ne vont pas faire exploser le chômage » : http://www.alterecoplus.fr/social/pourquoi-les-migrations-ne-vont-pas-faire-exploser-le-chomage-201509041231-00002031.html
- « Combien y a-t-il vraiment d’emplois non pourvus en France ? », L’Express: http://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/combien-y-a-t-il-vraiment-d-emplois-non-pourvus-en-france_1337837.html
- « Dans ses vœux, Angela Merkel estime que les réfugiés sont ‘une chance pour l’Allemagne’ » : http://www.lemonde.fr/europe/article/2015/12/31/dans-ses-v-ux-angela-merkel-estime-que-les-refugies-sont-une-chance-pour-l-allemagne_4840058_3214.html
- « Eux, c’est nous : une main tendue aux réfugiés » : http://www.franceinter.fr/depeche-eux-c-est-nous-une-main-tendue-aux-refugies
- « Si le Liban a pu accueillir 1,2 million de personnes, il est certain que les pays riches peuvent en accueillir beaucoup plus » – interview de la directrice générale d’Amnesty International au Canada francophone : http://www.lorientlejour.com/article/930631/-si-le-liban-a-pu-accueillir-12-million-de-personnes-il-est-certain-que-les-pays-riches-peuvent-en-accueillir-beaucoup-plus-.html